Sang pour Sang
Qui interpréterait cette formule comme une loi du Talion se méprendrait. Sauf à considérer que l’œil qui répond à l’aveuglement du premier sur les exactions de l’Eglise catholique depuis sa création est celui du photographe.
Et s’il prenait envie au spectateur de mordre jusqu’au sang — dent pour dent — qu’il se souvienne qu’un éminent lettré et humaniste chrétien, Dante Alighieri pour ne pas le nommer, soulignait combien ce n’est pas le sens littéral qui importe mais la portée allégorique : métaphorique, morale, anagogique.
En notre grande époque où aucune religion ne le cède à l’autre dans la férocité et le sang outrageusement versé, qu’on se souvienne enfin des vertus de la métaphore, qui place sur un autre terrain l’antagonisme des valeurs et la confrontation des idées, l’interprétation des symboles qui nous fondent jusque dans notre être.
Seule la barbarie invertit le sens de la culture, médiation fondamentale entre les humains transformant la violence en espace agonistique virtuel, dans la sphère des idées et des images. Tout croyant qui réplique à une œuvre d’art par le sang et la haine se transforme ipso facto en Gorgone, figure païenne de l’horreur.
Il entre alors en familiarité morbide et mortifère avec cet emblème de la barbarie qu’est devenu le IIIème Reich, au sujet duquel Karl Krauss écrivait, dès 1933 dans Troisième nuit de Walpurgis : « Spectacle de Gorgone lorsque c’est la renaissance d’un sang physique qui commence à couler hors de la croûte de la langue. (…) Car même la métaphore que l’on voit reprise dans sa réalité obéit au vrai sens philosophique de l’événement : à savoir qu’ici, pour la première fois depuis que la politique existe, l’essence s’est désolidarisée de la tournure et que la fleur de rhétorique est désormais recouverte d’une sorte de rosée sanglante. »
Ce polémiste prémonitoire oubliait cependant que l’on n’en était pas à une « première fois depuis que la politique existe », puisque ce fut déjà au nom de la politique du sang que le Christ lui-même fut crucifié — et après-lui, scandaleusement en son nom, toutes les victimes du christianisme et particulièrement de cette Eglise catholique, apostolique et romaine, drapée de ses oripeaux (de bête).
Mais revenons à l’ouvrage de l’art, qui n’est pas celui du fard mais plutôt son envers : ici le travail photographique que Jean-Baptiste Carhaix consacre aux « crimes d’une religion ». Ce sont des « mises en scènes », c’est-à-dire également des mises en sens ou plutôt en dé-sens : elles exposent l’indécence de ceux qui nieraient encore que l’histoire du catholicisme repose sur des ruines et des crimes sanguinaires ; elles contestent que le bel agencement de l’office et des ors ne soient dus qu’à un enrichissement spirituel. La richesse des uns — et pas uniquement de ceux-là ! — repose toujours sur le sang et la sueur des autres.
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Le Christ enté d’une lame n’est pas le moindre paradoxe de ces compositions : emblème de la souffrance des innocents, il a servi de glaive à plus d’un machiavélique fidèle de son Eglise — en réalité fidèle à ses pulsions, mangeur de cœur, bouffeur de cervelle, baiseur d’enfants. Cela sévit partout. Mais l’insupportable est cette hypocrisie qui couvre de tels crimes de son silence voire de sa légitimation transcendante.
Quels que soient nos attachements, ouvrons les yeux devant ces photographies : l’ange de l’histoire, et particulièrement l’angelot florentin qui prétend s’affranchir de la sexuation, a les ailes tachées de sang. Tel l’Angelus Novus de Klee vu par Walter Benjamin, il est pris dans une tempête qui souffle depuis le passé. « Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. »
Lorsqu’un fidèle commence à croire que c’est par les ruines et le sang qu’il s’élèvera jusqu’aux cieux, il a rompu le pacte le plus élémentaire qui le relie aux hommes (religare) et perdu tout sens du recueillement (religere), soit les deux origines étymologiques du mot religion. Il n’a alors plus le nom d’homme, et sûrement pas pour accéder à celui de martyr ou de saint ; il est retombé en deçà de toute humanité.
Crue, satirique, dérangeante, douloureuse parfois, l’œuvre photographique de Jean-Baptiste Carhaix oppose à ses détracteurs avant tout un message d’humanité. Et il nous le dit avec des images, des symboles, des jeux d’ombre et de lumière, des drapés, du sang de pacotille et des préservatifs qui auraient eu ailleurs meilleur usage — qui auraient pu sauver une vie.
Qui s’y oppose par le sabre et le goupillon ferait bien de se rappeler, comme le dit quelque part Lichtenberg, qu’on ne juge pas un homme sur ses opinions, mais sur ce que ses opinions font de lui. Ses opinions ont fait de Jean-Baptiste un artiste photographe. Et toi, saurais-tu en dire autant ?
Aloïs Lenoir,
Agrégé et Docteur en Philosophie
1er fév. 2015
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